ArticlesHistoire & franc-maçonnerie

Le développement de la franc-maçonnerie et l’apparition des rites en France au XVIIIème siècle

Consensus actuel mais diversité formelle

Les maçons d’aujourd’hui aiment comparer les rites en appréciant leurs styles différents avec la préoccupation fréquente, sous-jacente et plus ou moins explicite, de se rapprocher au mieux d’un style supposé originel, de la forme fondamentale et d’une tradition première.

Ainsi le rite écossais ancien et accepté (REAA), le plus pratiqué dans le monde en tant que système de hauts grades, s’honore-t-il d’être « ancien »et les rites égyptiens d’avoir su intégrer à la maçonnerie une symbolique antique qui en serait pour eux l’origine spirituelle.

Le rite écossais rectifié a la même ambition à l’égard de la tradition templière, dont il veut être le continuateur direct.

Nos frères de l’Émulation et des autres rites anglo-saxons, notamment avec les Knight templars, comme les frères du REAA dans leurs degrés terminaux et les frères du Rite Français et leur troisième ordre, revendiquent également cette tradition templière avec le même enthousiasme, selon des formes assez différentes cependant.

Chacun s’accorde à considérer pourtant que, tous rites confondus, les grades symboliques, c’est-à-dire les trois premiers (les grades bleus, :Apprenti – Compagnon- Maître) constituent une base commune à l’ensemble de ces rites  chacun d’entre eux ne proposant qu’une coloration particulière, mais secondaire et accessoire, au corpus commun que ces rites différents partagent et exposent.

Ainsi nous, francs-maçons de différents rites, accueillons en loge bleue des frères d’autres rites pourvu qu’ils aient le grade adéquat et nous le faisons en vertu de ce consensus, de cette identité maçonnique commune que les maçons de langue anglaise désignent comme la maçonnerie de métier (craft masonry) et que les continentaux connaissent sous le nom de maçonnerie symbolique.

Pourtant, nous portons l’épée pour certains d’entre nous (RER, RF) en loge bleue, référence chevaleresque évidente totalement étrangère à la tradition des bâtisseurs d’édifices religieux les plus modestes ou de cathédrales.

Ces références sont absentes du Rite (ou plutôt du style) Émulation, et très largement développées dans les rites « écossais-continentaux »(pardonnez-moi cet oxymore). Au REAA et plus encore au RER, le Rite Français étant à cet égard intermédiaire.

Quelques repères historiques permettent de comprendre la genèse de cet état de fait.

Les aléas de l’histoire

Le système en trois grades que nous connaissons tous est en fait d’apparition relativement tardive, postérieure à la fondation de la Grande Loge de Londres (1717), événement fondateur de la Franc-Maçonnerie moderne.

Quand quatre loges londoniennes se sont fédérées en une grande loge, il n’existait que deux grades. Celui d’Apprenti-Entré qui comportait, mutatis mutandis, le contenu des deux premiers grades actuels (Apprenti + Compagnon) et celui de Compagnon de métier ou Maître-Maçon.

Ce système en deux grades a été pratiqué jusqu’en 1735 – 1740, tandis qu’à partir de 1723 apparaissait progressivement, par modification et aménagements successifs, le système tri-gradial, conséquence de la stabilisation autour du personnage d’Hiram qui cristallisait la légende d’un fondateur sacrificiel que se partageaient, dans les premières années du XVIIIème siècle, quelques personnages emblématiques : Noé, Salomon, Nemrod, Euclide, Abraham ou encore des figures médiévales prestigieuses telles celles d’Athelstan (roi anglais du Xème siècle) ou Charles Martel.

Hiram, en quelque sorte, rassemble et résume ces différents personnages, de manière consensuelle, discret fondeur de métaux rapidement évoqué dans le pentateuque, devenu Architecte pour la circonstance.

Ceux d’entre nous qui pratiquent certains systèmes de grades supérieurs peuvent repérer parmi ses précurseurs l’origine de tel ou tel développement noachique, salomonien ou chevaleresque, entre autres.

L’introduction et surtout la stabilisation de la légende d’Hiram augmentant le contenu symbolique maçonnique, l’habitude s’est prise de rescinder le premier grade d’Apprenti –Entré en deux grades distincts Apprenti et Compagnon, tandis que ce nouveau grade, le troisième, enrichissait l’ancien deuxième grade de compagnon de métier (ou maître-maçon) du système antérieur en deux grades.

Ceci nous explique la rémanence au troisième grade du nombre 5 (dans les cinq points parfaits de la maîtrise) mais aussi les différences selon les rites des mots communiqués, mot en J pour certains, mot en B pour d’autres, au premier grade (et inversement au deuxième grade).

En effet, le système bi-gradial antérieur communiquait les deux mots à l’apprenti-entré en les annonçant dans l’ordre B-J, ordre que l’on retrouve actuellement dans les rites écossais ancien et accepté et les rites anglo-saxons.

Quand la séparation de l’ancien premier grade (apprenti-entré), en deux grades (apprenti puis compagnon) s’est généralisé, l’ordre de communication qui s’est stabilisé en Angleterre fut J pour l’apprenti et B pour le compagnon. Ceci avec l’argument – pertinent- de la disposition des colonnes J et B du temple de Salomon, pour autant qu’on lise de gauche à droite.

C’est cette forme qui a été importée d’Angleterre sur le continent au début du XVIIIème siècle sous le nom de « Système du docteur Désaguliers », lequel ne s’impose que progressivement en France. Devenant majoritaire vers 1738, il se généralise au milieu des années 1740.

1746 est l’année de la défaite de Culloden : la cause jacobite s’effondre définitivement et avec elle l’espoir des stuartistes qui ambitionnaient depuis 1689 de reconquérir le trône d’Angleterre, occupé depuis la défaite de Limerick par un prince protestant, Guillaume d’Orange, puis par la dynastie hanovrienne.

Les péripéties de la guerre de succession au trône d’Angleterre entre 1688 et 1746 intéressent tout particulièrement la Franc-maçonnerie.

En effet, la chute de Jacques II Stuart, roi d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, roi catholique de droit divin, en 1689, est à l’origine de l’exil des fidèles à sa cause à Saint Germain en Laye. La reine Henriette étant une fille de France, Louis XIV accueille avec sa tante, Henriette de France, la cour en exil, tandis que le gendre de Jacques II, Guillaume d’Orange monte sur le trône et impose la pacification politique et religieuse qui aboutit à la création en 1707 du Royaume-Uni avec la dissolution du parlement d’Édimbourg et l’installation d’une dynastie où le souverain est le chef de l’église anglicane selon les modalités, toujours en vigueur aujourd’hui, d’une monarchie parlementaire.

Les Stuarts en exil en France ont probablement amené avec eux une maçonnerie que pratiquaient les gardes écossaises et irlandaises, une maçonnerie en deux grades ; ceci, près de trente ans avant la création de la Grande Loge de Londres, en 1717. On a longtemps voulu croire au développement, à partir de cette maçonnerie des jacobites en exil, d’un style spécifiquement écossais différent de celui que des maçons importeront en France durant les années 1720 , la maçonnerie de la toute nouvelle grande loge de Londres et de Westminster. S’il est vraisemblable qu’on « maçonnait » à Saint Germain en Laye, rien n’autorise à soutenir, en l’absence de la moindre attestation historique valide, que cela ait pu être à l’origine d’un style maçonnique spécifique antérieur qui aurait eu son caractère propre et donné une coloration particulière à la pratique maçonnique française qui allait se développer dès les années 1720.

En effet en 1725 à Paris, peut-être à Dunkerque en 1721, des loges se créent en France issue de cette nouvelle grande loge .

Ainsi se développe en France une pratique maçonnique en trois grades, tout au long du XVIIIème siècle, caractérisée par cet ordre de communication des mots en J puis B ainsi que par la place des surveillants à l’occident, et des piliers, deux à l’Orient, un au Sud-ouest, selon les modalités britanniques initiales, avec pour trois grandes lumières : le Soleil, la Lune et le Maître de la loge.

L’évolution de la pratique maçonnique au long du XVIIIème siècle :

au premier degré –apprenti-entré-: un signe (au col), deux mots en B et J, un attouchement aux doigts.

au deuxième degré  –compagnon de métier ou maître-maçon- : un mot en deux parties M et B, un attouchement complexe (5 points) qui s’enrichit ensuite de l’histoire légendaire de la géométrie d’une part et des patriarches antédiluviens et figures édifiantes comme Euclide, Charles Martel, Salomon etc…, d’autre part, jusqu’à la cristallisation du récit légendaire autour d’Hiram  dont la première occurrence attestée est de 1723 puis sa scission en deux grades quand apparaît le grade de maître .

Dès son introduction en France le style de la Grande Loge de Londres et de Westminster, en deux grades se caractérise par un esprit ouvert à d’autres influences que celui de la maçonnerie de métier (newtoniennes notamment avec la royal society et la pensée rose-croix) rapidement perméable à l’évolution en trois grades et à l’ouverture aux autres religions chrétiennes puis monothéistes.

1735 : Le pasteur Anderson réécrit les constitutions et atténue la référence confessionnelle par celle, plus générale, de « chrétiens fidèles à leurs promesses ». Néanmoins, dès 1730, l’admission de juifs est attestée en Angleterre ce qui sera l’un des motifs de la première première condamnation pontificale (1738).

1738 est aussi l’année d’officialisation du système du Dr Désaguliers (auquel avait résisté Wharton Grand Maître en France en 1728). avec trois grades : Apprenti, Compagnon, Maître, trois grandes lumières (soleil, lune et maître de la loge), la place des surveillants (à l’occident) ; Un tableau différent pour les apprentis et compagnons, J puis B, la marche du pied droit, laplace des trois piliers N-E, S-E, S-O .

C’est aussi (1737) l’époque où le Chevalier de Ramsay, par son célebre discours donne le coup d’envoi d’une mythologie chevaleresque et de la notion d’Ordre maçonnique au sens des chevaliers hospitaliers de Saint Jean dont il prétend que les maçons sont les continuateurs modernes ce qui dynamise considérablement l’intérêt pour les grades postérieurs à la maîtrise, notamment chevaleresques. Jacobite, il insiste sur la geste écossaise de la maçonnerie.

Que se passe-t-il ensuite en Angleterre ?

1751  est l’année d’un schisme maçonnique en Angleterre. Au motif invoqué de divulgations renouvelées des secrets maçonniques, mais aussi et surtout parce qu’il n’est est pas fait bon accueil à ces frères irlandais et papistes dans les loges londoniennes en raison de leur statut social modeste et de leur origine. Ces frères affirment restaurer les usages maçonniques originels et créent , après l’éphémère loge d’ York, la Grande loge des Anciens : ainsi le système jusque là pratiqué devient-il paradoxalement puisqu’il est pourtant antérieur, celui des Modernes. Pour les Anciens la communication du mot en B précède celle du mot en J, les piliers sont placés près des surveillants auxquels ils sont attribués (à ne pas confondre avec la rotation à 90° (S-E, S-O, N-O) caractéristique des rites qui se prétendent écossais en France), le plateau du deuxième surveillant quitte l’occident pour le midi, la marche part du pied gauche. Les trois grandes lumières deviennent le Volume de la Loi Sacrée, l’équerre et le Compas.

Progressivement les différences culturelles voire dogmatiques s’effacent avec une certaine porosité des usages, mais aussi des frères, entre ces deux entités initialement opposées.

Ces deux grandes loges, vont coexister de plus en plus paisiblement jusque 1813 année de la création de la Grande Loge Unie d’Angleterre et la stabilisation d’un rituel commun dit « Émulation  working » (1823) : de style ancien dans la forme et d’un esprit déiste aussi consensuel que possible.

Mais ce schisme n’a eu, à l’époque, aucune influence sur la pratique maçonnique française qui restait extérieure aux modifications qu’avaient introduites les Anciens en Angleterre.

C’est le fameux discours du Chevalier de RAMSAY en 1736 et 1737 qui en constitue le coup d’envoi institutionnel. Il comprend deux parties et développe deux thèmes : le but d’une part et l’ origine d’autre part, de la maçonnerie . Selon Ramsay elle a pour mission la transmission de la philosophie et le soutien de l’église en tant que véhicule de la Foi  et ses origines, remontant aux croisades, sont chevaleresques :

Ramsay, jacobite et fin politique, maintient la dimension « fidéiste » chère aux Stuarts mais y associe la dimension philosophique propre au siècle des lumières,ce qui en soit est déjà un tour de force. De plus, et c’est bien plus audacieux, il  élève  la maçonnerie, dont les sources averées sont pourtant les usages de confréries de métier, au rang d’une forme inspirée par la plus ancienne aristocratie en lui attribuant une distinction et une origine chevaleresques.

Ainsi évoque-t-il l’Ordre Maçonnique au sens d’un ordre militaro-religieux , consécutif à l’exil supposé de quelques chevaliers du Temple en Écosse en 1314.

Il a longtemps été considéré (pour Paul Naudon notamment) que le discours de Ramsay avait été à l’origine des Hauts Grades ; il semble que cela soit à nuancer et que l’effet de ce discours, certes considérable, se soit limité à en stimuler le développement .

En effet dès 1730 (selon Kervalla) est attestée l’existence d’un Ordre des Chevaliers Élus qui serait pour cet auteur le tronc commun, le fonds  sur lequel se sont développés les grades post-magistraux, ceci au sein d’un programme chevaleresque (dont la métaphore est l’ordre templier ou celui des chevaliers de Saint Jean) qui exprime, prolonge et développe le projet maçonnique des trois premiers grades.

Ainsi le style Français adoptait des références chevaleresques qu’ ignorait la Craft Masonnery britannique dont il était issu. Mais les pratiques françaises ne recevaient pas les influences, à cette époque, de la deuxième grande loge anglaise (celle des anciens en1753) qui amenait les continuateurs de la Grande Loge de Londres et de Westminster (1717) à s’attribuer, non sans humour, le qualificatif de modernes, appellation inconnue en France tout au long du siècle .

Le Grand Orient est fondé en 1773, succédant à la première Grande Loge de France, il se préoccupe d’organiser ou plus exactement d’harmoniser les pratiques maçonniques aux différents grades.

Ainsi Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau anime les travaux de quelques frères et met la dernière main sur les rituels de ce qui devient le Rite du Grand Orient dans ses trois grades et ses cinq ordres (le cinquième étant élaboré au printemps de 1789 il ne reprendra que sous l’empire mais la mort de Montaleau (1808) en suspendra le développement qui sera à nouveau contrarié par les événements adverses que connaît la France dans les dernières années du régime impérial.

A la même époque, de 1777 à 1785 , autour de Jean-Baptiste Willermoz, quelques frères de Strasbourg et de Lyon décident de réformer la maçonnerie, avec, préoccupation récurrente dans l’histoire de la franc-maçonnerie, l’objectif de retrouver la pureté des origines et de la restaurer telle qu’elle n’aurait selon eux jamais du cesser d’être.

Ce mouvement développe en fait un ésotérisme chrétien inspiré par les thèses de Louis-Claude de Saint Martin (le philosophe inconnu) et de Martinez de Pasqually selon une pratique théurgique dont l’organisation reprend celle de la Stricte Observance Templière , d’origine allemande, et revendiquant l’héritage templier il intègre une dimension « écossaise » au sens de l’époque.

Il s’implantera progressivement en France comme le seul système de Hauts-Grades par l’éclat que lui confèrent ses 33 degrés face à l’Ecossisme en cinq ordres du Rite Français dont les frères répéteront, près d’un siècle après les Anglais de la grande loge de Londres et de Westminster le même trait d’humour en acceptant de bonne grâce le qualificatif de « Moderne » pour leur vieux rite.

Mais je dépasse là les limites que je m’étais fixées en vous proposant d’examiner la genèse et la formation des rites maçonniques au cours du seul XVIIIème siècle, âge d’or de la maçonnerie.

Visits: 382

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *